Quand l’ultra-sensibilité était à l’honneur…

petit détour par la littérature

des XVIIIe et XIXe siècles

 


I.Le XVIIIe siècle, ou la sensibilité triomphante

 

Sensibilité vient du latin sensus, à la fois sensation et sentiment. L’opposition française de la sensibilité et de la raison s’efface en anglais devant le faux-ami sensible. Comme quoi le sens peut être raisonnable ! Notons qu’en polonais, l’un des substantifs construits à partir de la notion de sensation, odczucie, veut aussi dire à la fois sentiment et sensation. Un examen de plusieurs langues devrait pouvoir ainsi révéler les proximités sémantiques frisant la synonymie entre des termes désignant la sensation, le sentiment, et la raison. Sense and sensibility !

Étrange procès fait de nos jours à la sensibilité, vraiment, et non moins étrange assurance dans le mépris affiché envers elle. Car si l’on y regarde de plus près, ce reniement de la sensibilité est un phénomène récent, sans assises, aléatoire, et d’une arrogance infondée. Dans la littérature anglaise contemporaine de Rousseau, la sensibilité est la plus grande des vertus, car elle témoigne d’une capacité à s’émouvoir du sort d’autrui. Le siècle des Lumières, qui fut aussi celui de la sensibilité, a bien des leçons à nous donner, si nous acceptons de les entendre.

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Au XVIIIe siècle, et jusqu’au Romantisme du début du XIXe, la sensibilité est l’apanage des gens bien élevés, et non seulement elle ne s’oppose pas à la vie en société, mais elle apparaît comme la condition nécessaire de la sociabilité. Pleurer dans un salon mondain à la lecture de quelque ouvrage pathétique est de bon ton. Comme le résume très justement Florence Lotterie dans son ouvrage de synthèse Littérature et sensibilité

S’affirme ainsi à l’âge classique un emploi du mot « sensibilité » qui renvoie directement à la norme de ce qui ne s’appelle pas encore sociabilité (le néologisme est dû à Diderot, en 1745). Dans le Dictionnaire de Richelet (1680), il s’agit de la reconnaissance d’un bienfait reçu ; elle marque donc tout autant un tempérament qu’un bon usage de la vie en commun, et la frontière entre inné et acquis tend à s’effacer : « La sensibilité marque qu’un homme est bien né, et il faut en avoir. » (nous soulignons). Elle est l’apanage de l’honnête homme, qui se conduit avec élégance et galanterie (c’est d’abord, et avant tout, la marque de la noblesse) et sait ce qu’il doit et se doit : forme de raison et d’équilibre (il ne cherche pas à briller, « ne se pique de rien », et ménage à autrui la place nécessaire pour se faire valoir) par quoi on retrouve le sens ancien de « sensible » (sensé, raisonnable).

Ainsi, la sensibilité devient l’indicateur par excellence de la plus ou moins ferme régulation des rapports entre le moi et le monde, et dessine une valeur pour la vie en commun. Attachée à la question de la civilité, elle définit les conditions d’une vie où l’on se rend aimable et où l’on est capable de rendre justice à autrui[1].

Florence Lotterie montre d’ailleurs comment se fait le passage du XVIIIe siècle au XIXe siècle, la sensibilité comme vertu sociale amenant le soupçon d’hypocrisie (les manifestations du sentiment finissent par mettre en doute l’authenticité de celui-ci), et conduisant à un repli de la sensibilité sur le for intérieur. À partir de Rousseau, la sensibilité devient l’apanage des sentiments muets, enfouis dans l’intimité des cœurs. La sensibilité étant liée au sujet (car qui peut sentir mieux que moi ce que j’éprouve ?), l’écriture de l’ « ego» romantique va s’emparer des possibilités littéraires que la sensibilité torturée des personnages autorise. La transition s’opère à la fin du XVIIIe siècle, au cours de cette période qu’il était autrefois courant d’appeler le pré-romantisme. On estime alors que la vraie sensibilité, plutôt que de s’afficher en société comme preuve de bonne éducation et de raffinement, doit permettre à l’homme d’approfondir sa connaissance de soi, de se découvrir, en fait.  Florence Lotterie rapproche ainsi trois citations parfaitement révélatrices de cette nouvelle approche, plus intime : « “Plus je sens vivement, plus je sens que je suis ”, déclare le héros de Mélanide,la pièce de Nivelle de la Chaussée. Et Diderot à Sophie Volland : “ Heureux celui qui a reçu de la nature une âme sensible et mobile ! Il porte en lui la source d’une multitude d’instants délicieux que les autres ignorent ”. Plus tard, Bernardin de Saint- Pierre, dans les Études de la nature (1784), renchérit : “Je sens, donc j’existe ”. »[2]

Ces deux aspects successifs (XVIIIe / XIXe siècles) des gains apportés par la sensibilité sont riches d’enseignement pour nous. D’une part, l’être sensible – et à plus forte raison ultra-sensible – , parce qu’il révèle ainsi une capacité à s’émouvoir de la condition d’autrui, est un être bénéfique à la société. Sa sensibilité est une vertu sociale, elle contribue à la régulation des relations humaines, elle apporte élévation d’âme et générosité de cœur dans les liens sociaux qui ne sont ainsi plus, de ce fait, uniquement régis par l’utilité. D’autre part, leçon délivrée par le XIXe siècle à ses débuts, la sensibilité révèle des qualités non plus seulement liées à la sociabilité, mais au contraire intérieures au sujet. L’individu sensible manifeste une profondeur psychologique, une finesse introspective, une capacité à analyser le rapport de son être intime au monde qui l’entoure et à la transcendance qui le gouverne, qui font de lui un être d’exception, proche du sublime. Nous trouvons donc là, dans ces normes d’alors couvrant une centaine d’années (globalement 1750-1850), une conception de l’être au monde dont notre époque de struggle for life ferait bien de s’inspirer !

II. La passion contre la raison 

Toute l’Europe de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle se prend alors de passion pour les figures tourmentées et, dirait-on aujourd’hui, « hypersensibles » (« ultra-sensibles » selon notre préférence terminologique). Souvent ces romans sont épistolaires, car la forme de roman par lettres permet de faire entendre les pensées et sentiments du « je » sans l’intermédiaire d’un narrateur.
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Pensons au roman épistolaire d’Ugo Foscolo, Les Dernières Lettres de Jacopo Ortis, œuvre d’un tout jeune homme (Foscolo est né en 1778, et c’est à vingt ans qu’il commence à rédiger son roman épistolaire), que l’écrivain adresse en hommage… à l’auteur d’un autre fameux roman épistolaire, Werther, en 1802… Il s’agit de Goethe, bien sûr. L’expression de la sensibilité fait fi des frontières… En France, 1802 est précisément l’année où René de Chateaubriand, centré sur un personnage que la sensibilité épuise, est publié dans Le Génie du Christianisme. Heureux temps où René pouvait échapper au diagnostic de troubles de l’humeur ! Pourtant, le roman souligne constamment le mouvement de balancier entre les états d’âme du héros, et la contradiction inhérente à René : sentiment de solitude et de finitude, qui conduit au désir de mort, et en même temps aspiration à l’infini et expression d’un élan vital. « Levez-vous vite orages désirés ! » : la célèbre phrase de Chateaubriand, par laquelle René fait entendre le cri de la passion, rappelle le « Sturm und Drang », « orage et élan », mouvement littéraire lancé par Goethe (bientôt rejoint par Schiller) qui conférait une importance toute relative aux lois extérieures (politiques, divines, sociales) et à la raison, et redonnait ses lettres de noblesse à la subjectivité. Remplaçant en quelque sorte l’Aufklärung, les « Lumières » de la raison, il prépare le terrain, à la fin du XVIIIe siècle, au romantisme. Les images de tempêtes, de torrents impétueux, d’orages, concrètes ou métaphoriques, hantent cette littérature, dans laquelle la violence et l’intensité des sentiments, la capacité à ressentir ceux d’autrui et à en pâtir, sont encouragés.

Werther, le héros éponyme du roman de Goethe (1774), incarne la sensibilité et l’émotivité poussée à son comble. En témoignent non seulement sa capacité d’empathie humaine, mais même et peut-être surtout son sentiment de communion avec la nature, ce qu’il appelle « « Cette ardente sensibilité de mon cœur pour la nature et la vie ». Et « ardente » est vraiment à comprendre au sens littéral : « bouillante » en fait !! Et les premiers temps de bonheur, peu après sa rencontre avec Charlotte, relatent cette proximité entre l’homme et la nature, en laquelle il se reconnaît : « Jamais je ne fus plus heureux, jamais ma sensibilité pour la nature, jusqu’au caillou, jusqu’au brin d’herbe, ne fut plus pleine et plus vive ». C’est presque l’expression d’une forme d’animisme, que l’on retrouve de nos jours dans certaines tendances écologiques de l’éveil des consciences. Lorsque l’homme commence à s’ouvrir à lui-même et à l’univers, il rencontre tôt ou tard sur son chemin cette nature qu’il prenait alors pour un objet inanimé, et qui lui révèle son âme. La sensibilité de Werther, bien conforme à l’esprit de  la philosophie de la nature alors en vogue, le pousse à éprouver de l’empathie pour les animaux, les végétaux, les minéraux. Cette évolution de conscience humaine, ce raffinement de la perception qui ressortit sans doute à l’ultra-sensibilité, n’est-il pas bien plus le signe d’une conscience évoluée que d’une hyperréactivité pathologique, comme on ne manquerait sans doute pas de le diagnostiquer aujourd’hui ? Certes, Werther mit fin à ses jours, et l’on sait que nombre de jeunes gens d’alors, fascinés par ce héros, en firent leur modèle jusque dans sa mort, mais il paraît bien tristement réducteur de ranger l’amoureux de Charlotte dans la classe des bipolaires états mixtes ayant réussi leur suicide ! Le personnage, comme tant d’autres héros mythiques, se meurt d’amour, tout simplement (si l’on peut dire !)

Significativement, dans le roman de Goethe, la sensibilité apparaît comme la condition du bonheur. Ainsi, selon le protagoniste son rival Albert, fiancé de Charlotte, est incapable de rendre la jeune fille heureuse car il manque de sensibilité… Werther est en effet persuadé, après le mariage de Charlotte, qu’Albert, malgré toutes ses qualités, ne fera pas un bon époux, car il ne partage pas cette sensibilité exacerbée qui caractérise les deux jeunes gens. « Elle eût été plus heureuse avec moi qu’avec lui… Oh ! ce n’est point là l’homme capable de remplir tous les vœux de ce cœur. Un certain défaut de sensibilité, un défaut… prends-le comme tu voudras ; son cœur ne bat pas sympathiquement à la lecture d’un livre chéri, où mon cœur et celui de Charlotte se rencontrent si bien […] » L’exemple est intéressant, car il rappelle un célèbre passage de L’Enfer de Dante où deux amants rencontrent l’amour et la mort en lisant dans le même livre (épisode de Paolo et Francesca). Le partage d’une lecture, la communion amoureuse dans la découverte conjointe d’une fiction… cette évasion dans l’imaginaire et cette capacité à ressentir, à la simple lecture, les émotions des personnages, sont ainsi proposés comme modèles de sensibilité, et par là-même de capacité à rendre l’autre heureux… Notons que, dans le cas de Goethe comme dans celui de Dante, c’est précisément au sein d’un livre que cette image d’une autre lecture est proposée comme modèle de sensibilité et d’élévation. Autant dire que la sensibilité passe par le truchement de l’écrit, c’est-à-dire que le monde virtuel, né de la représentation des scènes imaginaires et fictives par l’intermédiaire de la lecture, a la même valeur que le monde réel. L’un et l’autre se répondent, l’un n’est pas plus vrai que l’autre, et la sensibilité s’écoule de l’un à l’autre dans les deux sens, la vie influençant la fiction, la fiction modelant la vie.

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III. « Ici, il est permis de pleurer » 

Avant Werther (1774) de Goethe, qui fit couler tant d’encre et tant de larmes, et La Nouvelle Héloïse (1761) de Rousseau, la sensibilité s’était emparée du roman anglais. On ne lit plus guère Richardson aujourd’hui, et pourtant ses romans Pamela et Clarissa, qualifiés de « romans sentimentaux » et publiés au début et à la fin de la décennie 1740, connurent un immense succès international.

À la différence de nos mœurs actuelles, où la raison doit l’emporter sur le sentiment, où l’enseignement des mathématiques et des techniques doit supplanter celui des lettres et des arts, et l’endurcissement des cœurs témoigner de la capacité à faire son trou dans la société productiviste, l’ « homme sensible » (man of feeling) anglais, l’Empfindsamkeit [la sensibilité] allemande, la sensibilité française, célébraient à l’unanimité un modèle de bon goût qui non seulement passait par le sentiment, mais exigeait la manifestation publique de celui-ci. Les larmes en sont un exemple particulièrement frappant. On ne pleure pas uniquement de tristesse, d’ailleurs, mais aussi de joie. Et l’on n’hésite pas à le montrer, car tout ce qui est manifestation du sentiment paraît preuve de délicatesse.

Dix ans après le roman de Rousseau, celui de l’Ecossais Mackenzie, L’homme sensible [The Man of Feeling] avait pour protagoniste le trop sensible et trop généreux Harley. Ce roman si typique du roman sentimental de la fin du XVIIIe siècle mettait si souvent en scène des personnages larmoyants que l’éditeur de la réédition de 1886 (Cassell & Company) proposa non sans ironie[3] un « index des larmes » dans le roman, mentionnant les numéros des pages où l’on pleure le plus ! Il est vrai que ce sont des douches lacrymales qui s’écoulent de chapitre en chapitre, comme au chapitre XXXIV où Harley donne littéralement « libre cours au trop plein de son cœur par une averse de larmes » [« vent to the fulness of his heart by a shower of tears. »] ! Encore un « ultra-sensible » avant l’heure !

On verse beaucoup de larmes, et sans se cacher, au XVIIIe siècle[4]. Mais ces larmes ne sont pas uniquement le signe d’une sensibilité déraisonnable ou d’un altruisme excessif. Peter Shaw, médecin et chimiste anglais, qui publiait toutes les semaines un journal intitulé Man. A Paper for ennobling the Species, consacra ainsi, en octobre 1755, un numéro de sa publication périodique à un traité sur les pleurs. On peut y lire ce constat : « Pleurer pour des raisons morales est le signe d’une passion si noble, que l’on est en droit de se demander si ceux qui ne pleurent en aucune occasion sont bien des êtres humains. […] Que peut-il y avoir de plus noblement humain que d’éprouver avec tendresse et sentiment les infortunes des autres et les nôtres ? Ce degré de sensibilité, chaque homme devrait souhaiter le posséder pour son propre bien, dans la mesure où il le rend favorable à toutes les vertus favorisant son propre bien-être et sa propre joie, et le rend plus apte à les pratiquer[5]. » On l’aura noté, les pleurs sont deux fois rattachés à la noblesse de sentiment et à la nature même de l’être humain. Les pleurs acquièrent ici une dimension morale qui montre que la sensibilité n’est pas entièrement du côté du « sens » contre la raison. Les pleurs sont la manifestation de ce qui fait la beauté et la noblesse de l’être humain : sa capacité à l’empathie et son élévation morale. Mais on remarque également que, pas plus que la raison n’est opposée au sentiment, l’attention à l’autre n’est opposée au respect de soi-même. Si rien d’humain ne nous est étranger, la tendresse envers autrui est tendresse envers moi-même

IV. La sensibilité : de la solitude à l’espace public ?

« Ce degré de sensibilité, chaque homme devrait souhaiter le posséder pour son propre bien, dans la mesure où il le rend favorable à toutes les vertus favorisant son propre bien-être et sa propre joie » affirmait Peter Shaw en 1755. Tel Socrate invitant à se connaître soi-même ou le Christ à aimer les autres comme soi-même, l’homme sensé, qui est aussi l’homme sensible, songe en effet aussi à lui-même lorsqu’il songe à l’autre. Il ne perd pas de vue, lorsqu’il pratique les vertus morales, son intérêt particulier : bien-être et joie.

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Il y va là d’une sagesse bien plus profonde qu’il n’y paraît, puisqu’elle ne dissocie pas l’aspect éthique de la joie de vivre, ni l’attention à autrui de la connaissance et de l’amour de soi. Peter Shaw nous prodigue en quelque sorte une véritable leçon de « développement personnel » avant l’heure, nous enseignant avec justesse que la croissance de l’individu ne va pas sans l’attention à l’autre, mais que le service de l’autre ne saurait dispenser du devoir de bien-être, qui passe par le bien être-soi. La sensibilité apparaît comme un retrait hors d’une société souvent corrompue (notamment les sphères du commerce, de la politique et éventuellement de la religion), mais non comme un rejet des communautés humaines. Au contraire, une « société choisie », comme on disait alors, une communauté de pensée, de savoirs ou de sentiments sont pour l’homme du XVIIIe siècle tout-à-fait compatibles avec l’éloignement du monde[6]. Rousseau ne dit pas autre chose dans sa préface à la Nouvelle Héloïse, six ans plus tard (1761) : « Qu’apprend-on dans la petite sphère de deux ou trois amants ou amis toujours occupés d’eux seuls ? / R. On apprend à aimer l’humanité. Dans les grandes sociétés on n’apprend qu’à haïr les hommes. »

Ce qui est sans cesse en cause, dans ces textes, c’est la définition de la subjectivité, l’étude des relations entre les individus (notamment sentimentales et familiales) et celle des relations entre les individus et la société. Si la sensibilité s’éprouve lorsque l’homme est seul avec soi-même et que ses « sens » découvrent sa relation à l’univers (y compris lorsque son corps exprime cette sensibilité, par la manifestation de ses humeurs comme la colère ou la « mélancholie »), elle passe nécessairement, selon la conception de l’époque, par le partage avec une communauté, par des échanges. La question de la relation entre la sphère privée et l’espace social demeure prégnante de nos jours : ne doit-on garder les manifestations de son émotivité qu’au sein d’un espace intime, et revêtir en société une sorte d’uniforme émotionnel ? Peut-on laisser s’interpénétrer les deux sphères, au risque de déstabiliser l’une et l’autre, et de courir le danger d’une perméabilité qui est justement le propre des « troubles de l’humeur », où le « moi » ne sait plus quelles sont les limites entre le monde extérieur et son propre univers intérieur ? Peut-on pleurer parce que l’on est ému, au sein de son lycée, de son entreprise, de son université ? Doit-on, pour ce faire, aller se cacher dans les toilettes, de peur de passer pour « anormal » ? On rêve d’un écriteau « Ici, il est permis de pleurer » en salles de réunions !! Cette force que constituent la finesse et l’amplitude des ressentis passera-t-elle toujours pour une faiblesse au sein des collectivités ? On le voit, cette réflexion est non seulement amorcée au XVIIIe siècle, mais elle y trouve déjà un bon nombre de réponses, tout du moins de propositions de réponses.

Au début du XIXe siècle, le romantisme aime à montrer des cœurs sensibles se retirant dans la solitude pour confier leur détresse à la nature. Le lyrisme, culte et chant du moi, tire de la sensibilité des accents poignants. On notera que l’homme sensible est désormais le plus souvent incompris, c’est presque une condition de l’authenticité de sa sensibilité. Le moi romantique est singulier, il s’oppose au collectif qui ne sait pas sentir, il s’oppose au vulgaire, aux « philistins », aux médiocres matérialistes, aux bourgeois que le progrès industriel de la seconde moitié du XIXe siècle va rendre arrogants. La société insolente d’argent et de pouvoir allait désormais reléguer les sensibles au rôle ridicule de faibles larmoyants, incapables de comprendre les lois de la lutte pour la vie. En revanche, les solitaires incompris, les sensibles sommés de dissimuler ce que notre époque appelle leur « hyperréactivité » sont aussi ceux qui, dans la solitude de l’atelier ou du cabinet de travail, ou encore au sein de la Nature inspiratrice et consolatrice, vont trouver l’inspiration et emprunter les voies de la création.

Ce détour par une période révolue de l’histoire européenne, via son expression littéraire, a pour objet de nous permettre de relativiser l’actuelle mise au ban des personnes hautement sensibles. Ne perdons pas courage : l’histoire n’est-elle pas constituée de cycles ? Il nous est permis d’espérer un changement de paradigme dans le domaine de la sensibilité comme celui qui se dessine dans les mentalités en matière d’écologie et de décroissance. Reste à œuvrer en ce sens, par exemple en matière d’éducation. Des interventions de « sensibilisation à la sensibilité » dès les petites classes constitueraient sans doute une préparation importante à « l’éducation à la citoyenneté » …

 Marie-France de Palacio, 2016.

[1] Florence Lotterie, Littérature et sensibilité, Paris, Ellipses, 1998, p. 21.

[2] Ibid., p. 87.

[3] L’éditeur fait d’ailleurs de l’esprit, n’hésitant pas à écrire que le roman « proceeds in due course through so many tears that it is hardly to be called a dry book.  As guide to persons of a calculating disposition who may read these pages I append an index to the Tears shed in “The Man of Feeling.” »

[4] Voir Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes (xviiie-xixe siècles), Paris, Rivages, 1986.

[5] « Moral weeping is the sign of so noble a passion, that it may be questioned whether those are properly men, who never weep upon any occasion. […] What can be more nobly human than to have a tender sentimental feeling of our own and other’s misfortunes? This degree of sensibility every man ought to wish to have for his own sake, as it disposes him to, and renders him more capable of practising, all the virtues that promote his own welfare and own happiness. »

Man. A Paper for ennobling the Species, Wednesday, October 22, 1755. N° 43, p. 4.

[6] Sur ces questions, voir R.F. Brissenden, Virtue in Distress: Studies in the Novel of Sentiment from Richardson to Sade. New York, Harper & Row, 1974.

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