Ma sensibilite et moi
Illustration de Ondrej Bederka

Dans toute société, il existe des modèles de conduite qualifiés de « normes ». Ces dernières peuvent être formelles ou informelles, variables dans le temps et l’espace ainsi que d’usages divers. La déviance, concept prégnant dans le domaine de la criminologie, renvoie à la transgression de normes sociales. Par exemple, d’antan, l’homosexualité était légalement définie comme un acte criminel. De nos jours, ce n’est plus le cas – en Europe du moins. Cependant, l’hétérosexualité reste généralement considérée comme la norme, ce qui fait des personnes homosexuelles des personnes déviantes d’après cette considération sociale. Il est important de retenir que la déviance dépend de l’évolution des normes sociales et juridiques d’une société donnée à un moment donné de l’Histoire. Les normes et les déviances qui en découlent sont donc totalement mouvantes. Qu’en est-il alors de la sensibilité, cette caractéristique profondément humaine ?

De prime abord, la sensibilité ne semble pas faire l’objet d’un contrôle social, contrairement à l’usage de drogues, par exemple, qui est soumis à une législation et à la réprobation sociale. Il n’existe aucune loi portant sur la manière d’être sensible chez les êtres humains. Toutefois, ces dernières années, le terme « hyper-sensible » s’est peu à peu fait connaître pour désigner un vécu majoritairement problématique d’une sensibilité plus intense que la moyenne. Les hypersensibles (ultrasensibles ou personnes à sensibilité élevée selon l’appellation préférée) auraient ainsi une sensibilité dépassant un degré acceptable défini socialement. En effet, certains affirment souvent de ces personnes qu’elles sont dans l’excès : trop-plein de pensées, de larmes, d’émotions, de sentiments, de sensations, etc. Mais, à quoi renvoie cette idée de « trop » ? Cela fait référence à l’existence d’une norme de sensibilité qui est informelle puisque prescrite par les usages sociaux sans être reliée à un dispositif pénal, relative comme l’explique Saverio Tomasella (2020). Dans son article « La sensibilité à l’honneur », il rend ses lettres de noblesse à la sensibilité. Cette « norme » dépend aussi d’usages divers, certains milieux tolérant davantage la sensibilité que d’autres. Dans cette optique, les hypersensibles seraient déviants du fait de leur sensibilité intense. 

Ce regard porté sur la sensibilité est à mettre en lien avec la criminologie. Cette discipline étudie notamment tout comportement jugé « problématique », que celui-ci ait été criminalisé ou non. Et, du fait de leur sensibilité plus élevée, les « hypersensibles » dévient de la norme, la transgressent. Il apparaît en effet que ces personnes ressentent et expriment leurs émotions, pensées et sensations de manière décalée. Cette « transgression » de la norme de sensibilité moyenne ou communément admise, dite raisonnable et sensée, n’est généralement pas acceptée socialement, voire réprimandée. C’est un vécu de décalage, d’incompréhension, de jugements et de souffrances qui est rapporté dans la plupart des témoignages récoltés par nombre de chercheurs sur la sensibilité élevée. Certains sujets d’études racontent s’être sentis différents sur les bancs de l’école, dans la sphère du travail, en famille, etc. Au lieu de chercher la raison de cette différence mal vécue au sein même de la sensibilité élevée, grâce à la criminologie, il est possible d’interroger le rôle joué par le regard d’autrui sur une personne hautement sensible. Cette idée de démesure qui apparaît comme une déviance serait alors à mettre en parallèle avec la société actuelle. Ces individus souffrent parfois de leur différence sans parvenir à poser un regard global qui leur permettrait pourtant de revoir leur rapport à leur sensibilité intense. L’être humain, qu’il soit hautement sensible ou non, oublie souvent de prendre en considération l’influence sur son vécu de l’environnement social dans lequel il évolue. 

De fait, comprendre cette logique criminologique qui mêle normes et déviances permet de reconsidérer son point de vue sur l’hyper-sensibilité. Il ne s’agit ni d’une pathologie ni d’un défaut. Ce n’est pas une sensibilité intense en elle-même qui est problématique. C’est bien le vécu qui devient difficile, si la sensibilité élevée est mal jugée par soi ou par autrui. Tout n’est finalement qu’une question d’interprétation, de variation de degrés de sensibilité et de considérations personnelles et sociales. Prendre conscience du poids des normes et injonctions sociales permet de poser un regard nouveau sur ce thème émergent. Erving Goffman, Howard Becker et Lionel Lacaze, penseurs majeurs en criminologie, ont élaboré des théories sociales qui permettent d’apporter un éclairage très pertinent sur le processus d’étiquetage et de stigmatisation en cours avec la communauté des ultrasensible, entre autres. 

En bref, la sensibilité élevée est une manière différente, ni moins bonne ni meilleure, d’être-au-monde, caractérisée par un fonctionnement intense en tous points. Si l’être humain se réfère sans cesse à des normes et à des moyennes en tout genre, c’est dans l’objectif de simplifier sa compréhension du monde, de la société et de ses citoyens. Cependant, par-là, il oublie de s’extraire de ces réductions, ce qui ne lui permet pas de prendre conscience des particularités de chacun et encore moins de s’ouvrir à la tolérance des singularités qui font pourtant toute la richesse de l’être humain. Si aujourd’hui la norme sociale de sensibilité tend à faire des êtres humains des automates, des êtres devant brimer leur sensibilité pour plus de rentabilité et d’efficacité, demain sera peut-être le temps de la re-sensibilisation du monde et de ses habitants. 

C’est à partir de cet axe criminologique que mon mémoire de Master, L’hypersensibilité comme déviance, un vécu et des étiquettes (Bruxelles, 2021), propose une analyse sociétale de la haute sensibilité en situation.

Sabrina Messina