« Les personnes traumatisées ont leurs vannes grandes ouvertes.

Privées de filtre, elles sont constamment en surcharge sensorielle et émotionnelle, ce qui les rend hypersensibles. »

Bessel van der Kolk, Le corps n’oublie rien, Albin Michel, 2018, p. 82.

Ultra-sensibilité, traumatisme et re-création de soi

 

Dans son roman Le chagrin, Lionel Duroy, raconte un moment de sa vie durant lequel il n’arrive plus à écrire. Il est comme asséché, coupé de ses capacités créatives. Il sent monter en lui la mémoire très ancienne, et bouleversante, d’un abandon qu’il avait oublié.

Après un traumatisme, et plus encore après une catastrophe, nous avons besoin de trouver un autre humain pour nous accueillir avec ça : nous écouter, l’entendre, et en attester.

Concernant le parcours thérapeutique, la première étape est de reconnaître le traumatisme comme tel ; la seconde de bénéficier d’un « espace tiers », d’un lieu autre, neuf, proposant une mise en perspective et de nouvelles références ; la troisième correspond au développement de ses capacités créatives, ou, même, ré-créatives.

hesitation, timidite

Pourtant, la parole a ses limites : la catastrophe est aussi irréversible qu’irrémédiable. La douleur est non seulement omniprésente, elle est également envahissante, sans que rien ne semble pouvoir l’alléger. Aharon Appelfled évoque avec une grande justesse « ce feu qui brûle en soi » (Le garçon qui voulait dormir, p. 7).

Que faire face à cette douleur d’une catastrophe qui s’est logée en soi : se taire, dormir ?

A. Appelfeld décrit ce qu’il ressentait à seize ans, juste après la Shoa : « depuis la guerre, j’avais du mal à être en compagnie des autres » (p. 10). Il se sent à vif, préfère rester seul, fuit la lumière, le bruit et les conversations. Il a besoin de silence (p. 21), de se sentir « enveloppé par la nuit » (p. 12), et de retrouver ses parents en rêve. Il dort presque tout le temps et d’autres le portent (p. 17). Le sommeil l’aide à se libérer de l’angoisse (p. 31).

Peu à peu, de temps à autre, il échange quelques phrases avec des personnes qui lui font confiance et à qui il fait confiance. Ainsi, le jeune Marc, avec qui il se sent de connivence : « Je compris que les choses extraordinaires ne lui étaient pas étrangères » (p. 15).

L’irréparable de la catastrophe concerne, avant tout, l’arrachement au passé : « J’étais malheureux de sentir que je me détachais d’une partie de moi-même » (p. 19). Cet arrachement induit, en plus, la douleur de changer (p. 32).

plaisir

Apprendre une nouvelle langue perturbe le jeune homme et sème la confusion en lui. Il se sent désespéré. L’allégresse autour de lui accentue sa tristesse et la met encore plus en évidence (p. 57). Il se sent flotter en dehors du réel et en dehors de son corps.

Il ne sait pas comment exprimer les sensations enfouies. Souvent, il se bat contre les mots (p. 139) ou cherche le mot exact (p. 156). Il exprime le besoin d’être dans un monde tout à soi (p. 190) et, surtout, cherche à « raviver son âme » (p. 157).

Après un long voyage et de nombreux rêves de retour, ou de retrouvailles avec ses parents morts (p. 296), il arrivera à se re-créer en apprenant l’hébreu, en dessinant les lettres une à une, et en cherchant la « justesse musicale » de cette nouvelle langue (p. 256).

La personne traumatisée, ou catastrophée, cherche à renaître par son témoignage, un engagement, une thérapie, et – le plus souvent – par une façon créative d’aborder son existence. La récréation de soi prend du temps, elle peut passer par l’expression artistique. Chacun la vit à sa façon.

Saverio Tomasella, conférence du 24 avril 2017, au FSJU, à Nice.